Rollinat ou le refus de la gloire : du triomphe parisien à l’exil de Fresselines.

Ce n’est pas parce que je suis à Los Angeles pour mon autre job que le drame de l’existence s’arrête, ni que le goût d’alimenter ce Cabinet de Lecture se fane. La Californie déçoit aujourd’hui. Le temps est si maussade que je pourrais être chez moi, en Suisse, s’il n’y avait devant moi cet océan pacifique déchaîné. Je suis dans une “beach house”, au bord de l’eau, alors je ne peux pas le rater. Si je m’assoupissais je pourrais presque avoir l’impression qu’il cherche à m’attraper les pieds. Vague après vague après vague, comme un recueil de poésie, poème après poème, comme une névrose qui cherche à se dire ou se rompre.

Et le jour pâle décline. Dans une heure il n’y aura que la nuit. 


J’ai grandi moi même dans le pays de Georges Sand, amie du père du jeune Rollinat dont elle encourage la vocation : il sera poète. C’était le nom de mon lycée, Georges Sand. Je connais un peu la Creuse et aussi un peu la poésie. Quant à la névrose... Océan, névrose, nuit, Georges Sand, Berry, Creuse, et voilà Rollinat, dont les journées de célébration des Amis de Rollinat auront lieu les 22 et 23 novembre de cette année.


Il y a autour de ce poète cette aura qui attire l’attention, aujourd’hui comme alors. Cette qualité d’écrivain fin-de-siècle, gros d’un art qui glisse d’un état à l’autre, le post romantisme qui meurt dans le décadentisme qui préfigure le symbolisme et ses grands thèmes : la mort, le mystère, le rêve, la mélancolie et tout un cortège morbide qui s’incarne dans son grand recueil que voici que voilà : Les NévrosesLa vérité c’est une agonie qui n’en finit pas.” disait Céline. 

Amateur de reliures sobres et de titres efficaces, me voilà charmé mais c’est bien là le moins qu’il y ait à dire en la matière, car creuser un peu le sujet ouvre mille portes jusque-là dérobées.  Déjà il y a un envoi remarquable à Octave Mirbeau, rien que ça. “

À Octave Mirabeau, en toute amitié littéraire...et sans littérature. 

Maurice Rollinat 1884” 

C’est que Rollinat en connaissait du monde et qu’il était connu par encore davantage. À peine arrivé à Paris en 1871 il rencontre Banville, puis Victor Hugo. Peu après il est invité aux dîners, notamment chez les frères Goncourt, fréquente les salons de Charles Buet et de Jules de Barbey d’Aurevilly ; ce dernier lui consacre un très long article « Rollinat - Un poète à l’horizon ! » dans Lyon-Revue de novembre 1881, repris dans Le Constitutionnel daté du 2 juin 1882. Il a notamment pour amis Charles Cros, Léon Cladel, Alphonse Daudet, Léon Bloy. Il récite ses poèmes, se produit et s’accompagne au piano au Chat Noir de Rodolphe Salis. 

Sarah Bernhardt, enfin, intriguée par celui dont on parle, l’invite le 5 novembre 1882 chez elle après être allée chez les Buet dans l’espoir de voir l’artiste. Déçue, elle embrasse “madame Buette” et “donne huit jours à son mari pour lui amener ce fauve”. Rollinat tout d’abord réticent y consent enfin. La foule des célébrités de l’époque se presse. Sarah Bernhardt, de peur d’effrayer cet animal farouche passe la consigne : tenue de ville pour tous. Rollinat viendra en habit. Tout le monde attend. Rollinat s’approche du piano… et s'exécute, durant près de deux heures. D’abord circonspecte, la foule finit par être conquise. C’est un succès. Toute l’ ”affaire” est racontée dans Le Banquet de la vie de Gustave Guiches :

je me dis que je vais pénétrer dans le temple de la gloire et assister au sacre d’un roi” écrit t’il.

C’est un livre fort amusant et rempli d’anecdotes et descriptions savoureuses sur les uns et les autres, Richepin, Coppée, Bernhart et Rollinat, entre autres, mais aussi le journaliste Albert Wolff “de qui les deux cents lignes du Courrier parisien en tête du Figaro, font et défont les rois”

Et c’est bien vrai. Albert Wolff  publie en première page du Figaro du 9 novembre un article retentissant

(il y en aura un autre en 1892 d’Armand Dayot tout aussi élogieux). C’est la gloire ! “Dès lors on attend fiévreusement ses Névroses qui paraît enfin à la mi-février 1883, édité par Charpentier. Rollinat savoure alors son succès, est sur toutes les lèvres, invité partout, et met la névrose et le macabre à la mode.

C’est fou! C’est formidable! À faire peur!” dit-il.

Mais après l’enthousiasme vient la déconvenue de celui devenu phénomène, bête de foire, “l’homme qui fait peur en chantant et en disant des vers”. 

Rollinat décide de retourner à la solitude et à l’isolement tant vanté par Léon Bloy mais qui, en la circonstance, face à son ami, affirme que Rollinat doit rester.

Peu importe, pour Rollinat la messe est dite, il s’en va. “Il a fui devant la Gloire et tourné le dos à la fortune!” Disant simplement “Je ne reviendrai plus”. Il tiendra parole. C’est un homme fragile, déprimé et désabusé qui quitte Paris en 1883 pour se réfugier à la campagne, près de ses racines.

Sur les conseils d’Alphonse Ponroy, instituteur à Chantôme, il choisit Fresselines, petit village du nord de la Creuse, avec sa nouvelle compagne l’actrice Cécile de Gournay (de son vrai nom Pouettre) qui lui restera fidèle jusqu’à sa mort.

Quand il dédicace cet exemplaire à Octave Mirbeau il s’est déjà installé à la Pouge, nom de sa maison de Fresselines. En 1884, date de l’envoi, peut-être une coïncidence, c’est aussi pour Octave Mirbeau le temps de l’éloignement du monde parisien. Il passe  sept mois à Audierne, dans le Finistère, au contact des marins et paysans bretons pour se remettre d’une passion dévastatrice pour une femme galante, Judith Vinmer expérience qui lui inspirera son premier roman officiel, Le Calvaire. Les deux hommes ne sont pas particulièrement proches mais Mirbeau, à la suite de cette retraite temporaire, se fera le justicier des grands combats éthiques, politiques, artistiques et littéraires et Rollinat apprécie l’esprit libre et corrosif de celui-ci. 

C’est aussi de la Pouge, à Fresselines, qu’il écrit cette lettre qui truffe notre exemplaire. 

14 août 89.

À Fresselines (Creuse)

Cher Monsieur,

Je vous remercie cordialement de l’article si sympathique que vous avez bien voulu me consacrer dans le journal de Willette et je vous envoie ci-jointe la pièce de vers inédite que je vous avais promise pour le Livre d’Or.

Encore merci, et recevez, Cher Monsieur, l’assurance de mes meilleurs sentiments.

Maurice Rollinat

La première fois que j’ai fait des recherches j’avais mal fait mes devoirs et je m’excuse platement de l’erreur grossière au catalogue. Une erreur imprimée en vaut deux.. En effet, Il s’adresse probablement à un collaborateur d’Adolphe Léon Willette, l’un des co-fondateurs du Chat Noir, où les deux hommes se sont rencontrés et fréquentés.

Adolphe Léon Willette est un illustrateur, dessinateur et peintre de talent, entre autres choses. Personnalité riche et effervescente, il imaginera l’architecture du Moulin Rouge,  et fondera la revue de Willette “Le Pierrot” en 1885. En 1920, avec Forain, Guérin, Neumont et Poulbot, il fait partie des fondateurs de la République de Montmartre. Il en sera le premier président jusqu'au 14 août 1923.

La chose importante ici est que, à en croire ce courrier, Rollinat a fourni une pièce de vers pour la revue de Willette mais je n’ai pas pu en trouver trace de cette publication ou de ces vers et ils ne sont mentionnés nulle part.

Donc! Un peu comme Nohant avec George Sand, Fresselines devient le cœur de toute une vie artistique et intellectuelle qui s’organise autour de Maurice Rollinat et de sa compagne, grâce aux amis qui viennent lui rendre visite. C’est ainsi que  la Pouge voit se succéder, le Curé Daure et le Vicomte de la Celle-Rodin, Alluaud, Monet, Detroy, Maillaud, Guillaumin et les autres artistes de l’Ecole de Crozant, le peintre suédois Osterlind, des musiciens. Monet, par exemple, restera plusieurs mois à Fresselines, où il peindra au moins 23 toiles, inaugurant ici ses célèbres « séries ».

Pendant les vingt années passées à Fresselines, il publiera cinq livres de poèmes : l’Abîme (1886), La Nature (1892), Le Livre de la Nature (1893), Les Apparitions (1896) et Paysages et Paysans (1899), ainsi qu’un recueil en prose : En errant (1903). 

Sa compagne Cécile meurt d’une cause inconnue après une lente agonie en 1903. Après plusieurs tentatives de suicide, la santé de Maurice Rollinat décline rapidement. Il est finalement hospitalisé à Ivry où il meurt le 25 octobre 1903.


Cet exemplaire en résumé? Ce livre est le marqueur d’un moment crucial dans la vie et la carrière de Rollinat, celui de son succès fulgurant et de son départ définitif pour la Creuse, ses adieux à la gloire à la fortune, son refus de la vulgarité du monde des hommes. Le dédicataire est une figure du journalisme engagé et des lettres, Octave Mirbeau. La lettre jointe renvoie à un autre moment crucial dans la vie et la carrière de Rollinat à travers ce cabaret du Chat Noir, bastion d’une des grandes époques de Montmartre, et d’une figure majeur du quartier au moment où Montmartre devenait le Montmartre resté dans les mémoires. 


D’où j'écris, la Creuse est bien loin, mais j’en connais la beauté et l’isolement. D’où j’écris, ce sont des générations d’acteurs et de stars d’un autre art, le cinéma, qui sont venus les uns après les autres, vagues après vagues se heurter, souvent se briser, sur l’échec ou la célébrité. Ici, dans cette maison au bord du pacifique, j’ai pu passer quelques heures avec Rollinat et ses amis, et désormais vous aussi. J’espère que ça vous a plu.

La nuit est désormais bien là. Le bruit des vagues ne s'arrêtera jamais. 


Quelques sources :  https://fresselineshier.fr/maurice-rollinat/

Au banquet de la vie : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5432405v/f188.item#

Le Figaro 1892. : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k281738t/f1.item.zoom

Les Hydropathes : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k324365/f33

Le Figaro 9 novembre 1882 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k278380z/f1.item#

Le Chat Noir 18 novembre 1882 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1055174r/f1.item.zoom



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