Le baccalauréat de la bibliophilie (option Charles Meunier)

Attention spoiler alerte, on ne va pas parler d’emblée du livre qui illustre cet article. On va commencer par les prolégomènes (ça pique hein?) à la bibliophilie, à savoir : qu’est ce qu’on entend pas “livre”  lorsque l’on parle de bibliophilie ? Il est 3h12 du matin, je ne sais pas si je devrais.

Je vais poser humblement ici une sorte de réponse. Un livre c’est déjà… un texte, un nombre de pages, une année d’édition, une première ou seconde émission, avec ou sans ses couvertures d’une certaine couleur, parfois une mention fictive, un certain état, frais, usé, taché, comme neuf, justifié ou non, d’un certain tirage, avec un envoi ou pas, à telle personne ou telle  personnalité. C’est un broché ou un relié, une reliure, signée ou non, d’un certain type, pleine, demi, à bande, à coins, d’un certain style, d’un certain cuir, tissu ou papier. Puis c’est une provenance, qui apparaît sous la forme d’un ex libris. L’ex-libris c’est la signature, souvent stylisée, du propriétaire, avec sa devise ou non. Voilà en gros. Chut, ça continue.

Tous ces éléments confèrent à un volume un certain degré de désirabilité. Le mot est aussi laid que la chose est bonne. Parfois l’exemplaire comporte des illustrations, eaux fortes, gravures sur bois, pointe sèche, ou bien même, encore mieux, des illustrations originales signées d’un artiste plus ou moins connu et côté, des dessins, des aquarelles. Parfois même, un exemplaire est truffé, c'est-à-dire enrichi de documents ajoutés à l’exemplaire. Ça peut être une coupure de presse, une lettre, une photo, une carte, un peu tout ce qu’on veut. Éviter tout de même les rognures d’ongle et les emballages de bonbons, même vintage, ça n’augmente pas la valeur. Parfois cette truffe apporte du sens à l’ouvrage, parfois non (voir exemple ci-dessus). Tous ces éléments vont donner au livre en question, une singularité, un caractère exceptionnel, rare, précieux. 

Chaque bibliophile est à la recherche de ces pièces d’exception, difficiles à trouver, évoquées dans certaines revues, articles, livres d’érudition, correspondances, ou bien trouvées au gré des salons, brocantes (on peut rêver) ou dans une vente publique, qu’importe. Tous les bibliophiles sont des Indiana Jones qui ne cherchent pas l’or, mais le trésor. Et à la place de la veste en cuir aviateur de la frime, ils ont préféré une veste en flanelle de laine, confortable pour chiner, lire près du feu, ou bavarder chez son libraire.  

Ce que j’ai écrit au dessus, c’est la base de la base, l’équivalent du baccalauréat de la bibliophilie. Après on arrive aux choses sérieuses, pour les plus chevronnés des bibliophiles qui connaissent mille subtilités. Ça fait 10, 20, 30, 40 ans qu’ils font ça.. Face à eux vous (je) n’avez aucune chance. La bibliohilie c’est l’art de la curiosité et de l’humilité. Il y a de l’érudition dans cette passion. Comme dans toutes les passions me diront mes amis qui aiment le foot. Cette érudition là a la densité d’une bibliothèque et non d’un album Panini leur répondrais-je. 


Si je vous fais ce long laïus ce n’est pas seulement pour poser les prolégomènes (ça pique encore?) d’une bibliophilie future, mais bel et bien pour présenter ces deux tomes que vous avez vus en photo et dont vous avez aussi certainement lu le titre. Il est bien ce livre comme support d’apprentissage parce qu’il pose une question importante quant à la valeur d’un livre pour un bibliophile. Pour pouvoir comprendre ce qui rend un livre rare et précieux, il faut comprendre l’importance des bibles de la bibliophilie. Il y en a un certain nombre selon que vous parlez de telle ou telle époque, d’une édition du XIXe ou du XXe ou plus ancienne, d’une édition illustrée et ainsi de suite. En ce qui nous concerne pour cet ouvrage de 1863, on parlera ici du Carteret ou du Clouzot et voilà ce que nous disent Carteret et Clouzot : 

« Il n’existe pas de grand papier de cet ouvrage, un des chefs-d’œuvre de Gautier » (Carteret, I, 333).

« Recherché. Rare en reliures d’époque de qualité » (Clouzot, 129).

Ces deux petites phrases tirées du Trésor du bibliophile 1801-1875 et du Guide du Bibliophile Français XIX, veulent dire que vous avez un bon bouquin entre les mains, et notre Capitaine Fracasse, c’est un super bon bouquin et je ne parle pas que du texte, ce n’est pas une revue littéraire ici. 

C’est un livre rare, identifié comme tel par les références de la discipline et identifié comme un chef d'œuvre par le métier, ce qui évidemment ajoute de la valeur à la rareté. Rare n’est pas suffisant. Mais c’est aussi là que la chose bascule, et que dans un film l’action passerait subitement au ralenti à la lecture de ceci : « Rare en reliure d’époque de qualité ».  

Notre exemplaire à nous, il est superbe, il a ses couvertures, en très bon état, très frais et sans taches, il est rare, c’est un chef d'œuvre, MAIS il n’est pas en reliure d’époque. La reliure est postérieure à l’édition originale.

Est-ce grave docteur? Pas du tout. Laissez-moi vous prescrire une superbe reliure signée par Charles Meunier en personne. Et c’est validé par le fameux Carteret lui-même dans son Trésor du bibliophile : époque romantique 1801-1875 puisqu’il nous dit: 

«Gruel, Canape et Ch. Meunier méritent une mention spéciale, chacun dans son domaine, pour leur réussite, dans la composition et l’exécution de belles mosaïques modernes ou de style, sur les ouvrages les plus estimés des bibliophiles.» 

Charles Meunier est l’un des grands noms de l’histoire de la reliure. Il commence à 11 ans chez Bénard, puis Domont, puis Maillard, et enfin chez Marius Michel, puis ouvre son premier atelier à 19 ans, en 1885 et devient très vite l’un des porte-étendards de la reliure emblématique aux côtés de Pétrus Ruban. Relieur de grand talent, mais aussi éditeur de livre et d’une revue, l’Oeuvre. Il est également l'oncle d’un autre relieur : René Aussourd. Il est passé à la postérité notamment pour ses reliures des Fleurs du Mal qui ont marqué l’histoire de la reliure et dont les Oeuvres complètes de Victor Hugo furent adjugées aux enchères en 2011 à 163 485 €. 

Et si vous pensez que la reliure ça n’est pas assez pour faire le parfait livre du bibliophile je comprends. Alors voici trois ex-libris : Anacréon, Jacobi et Henri M.J. Leclerq. Trois grands bibliophiles dont deux clairement identifiés et dont l’un a même un musée à son nom : Le Musée d’art moderne Richard Anacréon. Richard Anacréon (1907-1992) est un célèbre libraire et collectionneur d’art et de livres qui fleure bon le Saint-Germain-des-Prés des années 40, amis des artistes et des écrivains. Une figure comme on dit. 

Ex-Libris de Richard Anacréon

Voici ce qui est écrit sur le site du musée qui porte son nom : 

“Anacréon (...) quitte Granville pour tenter sa chance à Paris à 17 ans. Un tournant important a lieu en 1925 lorsqu’il rentre par hasard dans l’administration du Petit Parisien, théoriquement pour un remplacement de trois mois. Il y restera de nombreuses années, côtoyant les écrivains et poètes de l’époque, qui y publiaient leurs écrits en feuilletons dans la presse.

(...) Valéry et Colette, devenus ses amis, lui conseillent de lancer sa propre entreprise. Il ouvre, en 1943, une librairie baptisée « l’Originale » en plein quartier Latin, au 22 rue de Seine et se spécialise dans la vente d’ouvrages en édition originale. (...) Anacréon est l’ami de tous, et sa boutique est de plus en plus animée et fréquentée : Jouhandeau, Fargue, Utrillo, Derain, deviennent des visiteurs réguliers, auxquels s’ajouteront par la suite Cendrars et son éditeur Grasset. Le cercle s’agrandit avec Claudel, Carco, Reverdy, Genet, et Mac Orlan, pour ne citer qu’eux. Tous appréciaient le bagout et les mots d’esprit du libraire.” Fin de citation. 

Richard Anacréon, Pierre Mac Orlan et l’accordéoniste V.Marceau entourant Françis Carco., 1949

Tout ça pour dire quoi? Que cet exemplaire du Capitaine Fracasse, qui n’est pas en reliure d’époque (mais pas en reliure moderne non plus) est une merveille tant sur le plan esthétique que bibliophilique. Il n’est pas l’exemplaire parfait pour un puriste, mais c’est une vraie réussite sur tous les plans, et les différents propriétaires ne s’y sont pas trompés. Il est 4h50, Bonne journée.

Ps : Et si vous avez envie d’acquérir cette merveille, sa description c’est ici et pour le reste, il faudra me contacter. 

https://bibliophilie.com/portrait-de-relieur-charles-meunier-1866-1948-une-reliure-par-jour/

https://museesdegranville.fr/mamra/






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