La haute couture du livre : Pierre-Lucien Martin
Je commence toujours par la reliure, je sais, et c’est parfaitement logique. Le physique ça compte, et puis c’est ce que l’on voit en premier. Tous ces livres ont plus ou moins de chance selon qu’ils sont habillés par tel ou tel relieur, qu’il soit connu ou non d’ailleurs. Certains livres seront pour toujours dans une basane marronnasse et triste, voués aux manettes, cartons, mains sales et finalement au pilon, tandis que d’autres seront dans une pétillante reliure moderne dessinée et réalisée par Pierre-Lucien Martin.
Le livre relié, il ne faut pas l’oublier, c’est un objet fait avec art, mais c’est aussi un objet de luxe, et les signatures ont leur prestige. Et ça se voit. À regarder une reliure, comme un vêtement, on peut souvent dire s’il s’agit d’un Semet et Plumelle, d’un Canape, ou d’un Pierre-Lucien Martin, par exemple. Ça n’est pas infaillible, mais il y a une patte. Pour nous autres ça serait comme de s’habiller dans une maison de haute couture type Chanel, ou chez un tailleur anglais ou italien. C’est cher, c’est superbe, c’est prestigieux, et ça commence dans l’atelier, là où la vision rencontre la technique. C’est bien ça Pierre-Lucien Martin. D’abord homme de métier, il est devenu un théoricien qui se caractérise d’abord par le triple refus de l’art déco tardif, de l’imaginaire lyrique et de l’art abstrait. Martin a cherché à créer une reliure qui “prolonge” le livre plutôt que de le dominer. Il refusait le décor narratif ou illustratif, préférant des formes abstraites évoquant le rythme ou la structure du texte.
« L’artiste n’est pas un être supérieur à l’artisan, il en est seulement un perfectionnement. » (Manifeste du Bauhaus, 1919)
Pierre-Lucien Martin appartient à la génération qui a su réconcilier la rigueur du Bauhaus avec la tradition française du raffinement. Pour lui la reliure doit inventer son propre art décoratif caractérisé par un parti pris plus optique que plastique, s’affirmant tout d’abord à travers des décors géométriques épurés, souvent fondés sur le rectangle, la ligne, la diagonale ou le cercle, une composition équilibrée et architecturale, presque musicale, jouant sur les tensions de la forme et du vide, une palette chromatique restreinte mais subtile : maroquins unis (rouge, noir, brun, vert) parfois rehaussés de filets métalliques ou de mosaïques en contraste, une perfection technique absolue : couture, nerfs, contreplats, titrage, tout est mesuré, sobre, d’une exécution irréprochable.
Il obtiendra pour cela à 35 ans seulement, en 1948, le premier prix de la reliure au premier concours organisé par la toute jeune Société de La Reliure Originale née en 1945 sous l’impulsion d’un groupe de quelques relieurs, libraires et bibliophiles d’exception.
Dès les années 1950-1960, ses reliures séduisent les grands bibliophiles français (François-Louis Schmied, Paul Bonet, Henri Matisse, les clubs bibliophiles de luxe). Il obtient de nombreux prix et devient une référence dans les expositions internationales. Sa signature, généralement “P-L Martin”, est aujourd’hui un gage d’excellence : elle évoque la précision, la pureté et la modernité tranquille.
Notre exemplaire de l’édition originale de Ubu Enchaîné est assez caractéristique. La reliure n’est pas “spectaculaire”, mais parfaitement exécutée dans un beau maroquin, en décor géométrique en spirales, évoquant pour moi une sorte de folie joyeuse. C’est à mon sens une reliure parfaite. Elle ne prend pas le dessus sur l'œuvre, elle ne s’impose pas, elle sublime, elle accompagne. Ce livre culte a donc le privilège de s’habiller en Pierre-Lucien Martin, et ça lui va bien.
https://www.lesamisdelareliureoriginale.com/historique
https://www.universalis.fr/encyclopedie/pierre-lucien-martin/

