« En souvenir de l’Ernest Simons », Le secret de Paul Claudel
Il y a les reliures qui annoncent tout de suite la couleur, façon Spielberg et Coppola et d’autres que l’on ne remarque pas au premier abord parce que leur beauté est plus délicate et ne cherche pas à se faire remarquer. C’est un demi-vélin dont la blancheur offre à la dorure un lieu paisible où étaler son luxe discret. Celui des sentiments peut-être, en l'occurrence ici, l’Amour...
Je me souviens de la découverte de cette édition originale des Aventures de Sophie, parue en 1937 chez Gallimard, et plus particulièrement de cet envoi : « A Gaston Vetch, en souvenir de l’Ernest Simons ! ».
Je ne savais pas alors qu’il s’agirait d’un des envois les plus émouvants qu’il me serait donné de lire. Je n’ai pas tout de suite compris ni cherché à comprendre, je ne suis pas familier de Claudel, j’avais d’autres livres à regarder et d’autres envois à déchiffrer.
Mais déchiffrer n’est pas décrypter et je me suis finalement demandé :
« C’est quoi au juste, l’Ernest Simons ?».
Plus je lisais ces quelques mots, plus je sentais que cette sobriété dissimulait quelque chose. Cet envoi ne se noyait pas dans une soupe de fausses politesses et autres cordialités. Chaque mot pesait le poids d’un secret et comme tous les secrets, il était crypté.
Gaston Vetch, le destinataire, c’est Gaston Joseph Marie Antoine Vetch. Il rencontre Claudel pour la première fois en octobre 1900 alors qu’il n’a que quatre ans, sur un steamer en partance pour la Chine, le fameux Ernest Simons. Les bonnes histoires commencent souvent sur un bateau.
C’est sur ce paquebot en route pour l’Orient, que Rosalie Scibor-Rylska, alors Rosalie Vetch, épouse de Françis Vetch et mère de quatre garçon dont Gaston, éblouit et séduit Paul Claudel alors âgé de 32 ans et abattu de s’être vu refuser l’entrée dans les ordres. De la foi chrétienne à la passion amoureuse il n’y a ici qu’un pas et cette rencontre avec cette « créature si radieuse et si superbe » marque le début d’une liaison passionnée qui durera quatre ans. Elle sera sa maîtresse, sa muse, son grand amour, “sa Rose”.
Enceinte de Claudel, Rosalie Vetch quitte précipitamment la Chine en août 1904 et ne donne plus de ses nouvelles pendant treize ans... Claudel vit ce silence (elle lui renvoie ses lettres) comme une trahison. Naîtra une fille illégitime, Louise, le 22 janvier 1905. Brisé, il écrit et réécrit alors Partage de midi, œuvre autobiographique qu'il n'entend pas, à l'époque, destiner à la scène.
En avril 1905, Paul Claudel et Francis Vetch entreprennent une expédition improbable, parcourant la Belgique et les Pays-Bas à la recherche de Rosalie et de sa fille. Ils finissent par découvrir que l’épouse et maîtresse a refait sa vie avec un autre homme qu’elle a rencontré sur le chemin du retour, Jan Lintner, riche et bel homme qu’elle épousera en 1908.
Cette aventure sentimentale, aussi douloureuse que fondatrice, marque un tournant décisif dans la vie et l’inspiration de Claudel. Rose a inspiré les personnages d’Ysé dans Partage de midi et de Prouhèze dans Le Soulier de satin.
Il écrivait dès 1905 à Francis Jammes, en pleine rédaction du Partage de midi :
« Vous savez que je fais un drame qui n’est autre que l’histoire un peu arrangée de mon aventure. Il faut que je l’écrive. J’en suis possédé depuis des années, et cela me sort par tous les pores. »
Pendant treize ans, Claudel restera sans nouvelles de sa maîtresse et de sa fille, jusqu’à ce jour d’avril 1917, alors qu’il est consul à Rio, une lettre de Rosalie rouvre la plaie. Claudel lui pardonne tout, lui écrit des lettres d’un lyrisme bouleversant :
« Aucune femme au monde n’a été aimée comme vous l’avez été par moi. »
Les retrouvailles demeureront platonique et épistolaire jusqu’à la mort de Rosalie. Il rencontre enfin sa fille Louise en 1920.
Lorsque la guerre éclate, Claudel confie à Romain Rolland, à Vézelay, la garde de Rosalie et de leur fille, réfugiées chez l’écrivain. Rosalie, d’origine britannique, sera brièvement internée comme ressortissante anglaise avant de finir sa vie discrètement en France, dans l’Yonne.
Lorsqu’ils après 20 années, mariés tous les deux, ils se jureront « des épousailles après la mort ». Rosalie meurt en 1951, et repose à Vézelay, sous ces mots de Claudel :
« Seule / la rose / est / assez / fragile / pour exprimer / l’Éternité. » (extrait des Cent phrases pour éventails de Claudel).
Claudel meurt, le 23 février 1955, à l’âge de 86 ans.
Peut-être l’histoire s'arrêta-t-elle vraiment lorsque Louise, témoignage vivant de cet amour, fut invitée à Chaillot en 1987 par Antoine Vitez, à l’âge de 83 ans, à voir Le Soulier de satin. La boucle était bouclé.
Longtemps passée sous silence, cette histoire sera mentionnée dans la nouvelle édition du Théâtre dans la Bibliothèque de la Pléiade, en 2011. En 2017 paraissent, sous le titre de Lettres à Ysé, les missives que Claudel lui a adressées, avec quelques-unes de ses lettres, dans une édition posthume de Gérald Antoine.
Cet envoi est donc à lui seul l’histoire de la passion et de l'œuvre d’une vie entière. Est-ce que Gaston savait pour sa mère et Paul Claudel au moment où ce dernier rédige cet envoi? C’est fort possible. C’est l’histoire qu’il faudrait à présent raconter.
Je me suis largement informé de différentes sources que vous trouverez ci-dessous pour rédiger cet article.
Le Cabinet de Lecture
Bibliographie :
Thérèse Mourlevat, La Passion de Claudel. La vie de Rosalie Ścibor Rylska, Phébus, 2011
Claudel-Rolland. Une amitié perdue et retrouvée, Gallimard, 2005
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2018/01/23/legende-yse-claudel/
https://eve-adam.over-blog.com/article-partage-de-midi-pal-claudel-et-yse-101962446.html
https://www.lefigaro.fr/livres/2017/11/15/03005-20171115ARTFIG00278-paul-claudel-et-rosalie-vetch-l-extase-sans-fin.php
« Théâtre » de Paul Claudel - deux volumes (1 776 pages et 1 904 pages) de la collection la Pléiade chez Gallimard
Les Lettres à Ysé, de Paul Claudel sont publiées aux éditions Gallimard.

