Les grands papiers et les tirages de tête : une tradition bibliophilique
L’usage de tirer quelques exemplaires d’un ouvrage sur un papier supérieur remonte à la Renaissance. Dès le XVIᵉ siècle, certains imprimeurs occidentaux réservent des exemplaires “hors série” à des protecteurs, à des figures de cour ou à des personnalités ayant facilité l’obtention d’un privilège d’impression. Ces tirages particuliers, généralement réalisés dans un format plus généreux ou sur un papier d’une qualité exceptionnelle, constituaient une forme de remerciement autant qu’un marqueur de prestige.
Avec la révolution technique du XIXᵉ siècle, mécanisation des presses, galvanotypie, linotypie, progrès de la papeterie et de la reliure, l’édition entre dans une ère de production massive. Le livre devient plus accessible, les tirages augmentent, les coûts diminuent. Dans ce contexte d’abondance, certains éditeurs cherchent à se distinguer en créant de véritables éditions de luxe, limitées et soignées : les grands papiers.
Ces exemplaires particuliers se différencient de l’édition courante par :
un papier choisi (Japon, Chine, Hollande, vergé, vélin, Alfa, etc.)
des marges plus larges
un tirage numéroté
parfois des suites de gravures, des illustrations supplémentaires ou une composition typographique plus raffinée
à l’occasion, une attribution nominative
Ils constituent aujourd’hui encore l’un des piliers de la bibliophilie moderne : des exemplaires rares, souvent convoités, qui incarnent le summum du soin éditorial.
Comme le rappelle le bibliophile Bertrand Galimard Flavigny, la tradition française a même établi une hiérarchie des papiers de tête. Dans l’ordre le plus couramment admis : le Chine, puis le Japon, ensuite le Hollande, suivis des papiers vergés, vélin et enfin Alfa. Le principe fondamental reste inchangé depuis un siècle : préférer le plus noble des papiers dans le tirage le plus réduit.
Certaines éditions ont ainsi acquis une aura particulière : exemplaires “à grandes marges”, numérotés sur Hollande Van Gelder ; tirages sur Japon impérial réservés à quelques bibliophiles ; exemplaires sur Chine si fins qu’ils semblent translucides.
En France, cette mode des grands papiers prend véritablement son essor à la fin du XIXᵉ siècle, connaît une apogée flamboyante au début du XXᵉ, puis décline progressivement après 1945, en raison de la guerre, des contraintes économiques et d’un marché éditorial devenu saturé.
Aujourd’hui, ces tirages de tête demeurent l’un des terrains de jeu favoris des collectionneurs : un monde où le toucher d’un papier, la finesse d’une impression ou la largeur d’une marge racontent une histoire , celle de l’édition, du goût, et d’une certaine idée du livre comme objet d’exception.
Le vélin (peau)
Bien qu’il ne s’agisse pas d’un papier au sens strict, le vélin animal est l’un des premiers supports utilisés pour la fabrication des livres reliés, dès le Moyen Âge.
Traditionnellement obtenu à partir de peaux de veau mort-né — d’où sa finesse et sa blancheur — il peut aujourd’hui provenir également de peaux d’agneau ou de chèvre.
Au XIXᵉ siècle, certains éditeurs réservaient un nombre très limité d’exemplaires sur vélin (souvent 1 à 3) pour l’auteur, l’éditeur ou un souscripteur important, en raison du coût élevé de ce matériau.
Le papier de Chine
Fabriqué en Chine à partir de fibres végétales, notamment de bambou, le papier de Chine est très mince, souple et étonnamment résistant.
Sa teinte légèrement grisée et sa surface lisse permettent une impression très nette, ce qui en fait un support privilégié pour les tirages de tête en petit nombre.
Le papier du Japon
Introduit au Japon au VIIᵉ siècle par des moines bouddhistes, ce papier atteint très tôt une réputation exceptionnelle.
Selon les fibres utilisées — notamment celles du mûrier (kôzo) — il présente des caractéristiques de légèreté, de flexibilité et de solidité.
Un peu épais mais remarquablement léger, au toucher souvent soyeux, il est devenu l’un des papiers de luxe les plus appréciés pour les tirages spéciaux et limités.
Le papier vélin (papier, non peau)
Développé au milieu du XVIIIᵉ siècle, notamment par Baskerville, le papier vélin cherche à imiter l’aspect homogène du parchemin de luxe.
Fabriqué sur une toile à mailles serrées, il ne présente ni vergeures ni grains visibles.
Il a été largement utilisé au début du XIXᵉ siècle avant de devenir un papier de qualité parmi d’autres.
Le papier vergé
Issu d’un procédé de fabrication où la pâte à papier est déposée sur un tamis renforcé de fils métalliques, le papier vergé porte les marques régulières laissées par ce filigrane, visibles par transparence.
Très courant jusqu’au XVIIIᵉ siècle pour les papiers chiffon, il devient au XIXᵉ siècle un papier de luxe apprécié pour les éditions soignées.
Le papier Hollande
Le papier de Hollande est un type de vergé, généralement reconnaissable par la différence de texture entre ses deux faces — l’une plus lisse, l’autre légèrement rugueuse.
Solide, durable, souvent filigrané, ce papier est très présent dans les tirages de luxe du XIXᵉ et du début du XXᵉ siècle.
Le papier Alfa
Il occupe une place particulière dans la fabrication du livre, notamment en France. Souple, léger et doté d’une texture douce, il appartient à cette famille de papiers bouffants de bonne tenue, mais il n’est généralement pas classé parmi les véritables “grands papiers”.
Dans l’édition française, l’Alfa est le plus souvent employé pour les exemplaires d’auteurs ou comme dernier niveau des tirages numérotés, généralement en quantité plus importante que les papiers de luxe traditionnels.
La situation diffère en revanche dans le monde anglo-saxon. Là où les tirages de tête sont moins courants, l’Alfa s’est imposé dès la fin du XIXᵉ siècle comme papier standard de l’édition courante.
Bien qu’il soit considéré comme un papier modeste du point de vue bibliophilique, l’Alfa reste un support agréable à lire et constitue pour beaucoup de collectionneurs une manière accessible d’aborder les éditions recherchées.

